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Work in progress

  • Les Tours d'illusion

     

    Serial Romance,

    (saison 1, premier jour)

     

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    EWA

    Quand elle apparut dans la lumière livide de la cité industrielle aux cours enneigées, le vieux Jobin comprit qu’un ange lui était envoyé du ciel.

    Le ciel en question, barré par les hautes cheminées des usines crachant leur saleté, semblait aussi bas que le plafond de la salle commune où il avait installé son Mac, à l’écart des autres pensionnaires, mais le vieux Jobin voyait ce que les autres ne voyaient pas, et l’apparition d’Ewa le toucha réellement.

    Réelle, se dit-il; cette femme est réelle, songea Job le Troll.

    Et cette autre chose le frappa : qu’Ewa avait l’air de fuir dans la neige pourrie alors qu’elle venait droit sur lui. Ce qui ne lui était jamais arrivé de toute sa vie fracassée se concrétisait sous ses yeux et comme en 3D : cette femme en fuite cherchait à entrer dans sa vie.

    En outre, l’apparition d’Ewa troubla le vieil ingambe par l’environnante beauté de ce que tous auraient trouvé sinistre, voire déprimant, tant le décor qui la cernait semblait banal et triste, aussi banal et triste que l’était la salle commune de l’Hospice ; mais le bleu pâle et le jaune pisseux de la scène irradiaient étrangement et l’ange le regardait, lui et personne d’autre, se disait-il et ne cesserait-il de se répéter par la suite, même quand le mal le prendrait à la gorge.

    Pour le moment, cependant, Ewa lui avait tourné le dos . Après être sortie de nulle part, infime silhouette emmitouflée dans ses lainages et comme perdue dans le champ de la caméra cadrant les terrains vagues enneigés et trois barres d’immeubles, la jeune femme avait bel et bien paru monter en sa direction, l’air concentré sur un sentiment où il avait cru percevoir de l’accablement ; l’ovale de son visage, encadré de longs cheveux blonds, avait bientôt rempli l’écran – et de ce moment datait précisément le choc de l’apparition-, mais le plan suivant la montrait s’éloignant le long d’une ligne de chemin de fer dominée par la masse embrumée de trois hauts-fourneaux, et là-bas elle bifurquait en direction de la station de bus flanquée d’un pylône désaffecté en voie prochaine d’effondrement, et c’est sur cette image que le mot UKRAINE s’inscrivait en surimpression.

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    Le vieux Jobin ne s’en étonna pas vraiment, même si les premières images lui avaient plutôt évoqué les sites industriels de Silésie, mais il avait identifié ces régions sinistrées de l’ancienne Europe de l’Est et ce qu’il voyait maintenant, dans une petite salle de l’hôpital décati où, vêtue d’une blouse blanche à liséré bleu et coiffée d’une espèce de toque, Ewa s’activait, avec deux soignantes plus âgées qu’elle, autour d'un nouveau-né sous perfusion sanglé dans une combinaison pelucheuse ornée de pandas, confirmait cette impression d’arriération et de laisser-aller qu’il avait observée maintes fois par le truchement des webcams des ressortissants de ces pays auxquelles il avait accès par divers sites fréquentés durant sa dernière période de voyeurisme compulsif extrême, avant son admission à L’Espérance où les événements récents l’immobilisaient plus encore que durant toute sa vie de grabataire, coincé entre sa chaise roulante et la carrée minuscule dans laquelle on l’avait relégué, dont l’unique fenêtre donnait sur le bois noirs.

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    Revenant à son écran, le vieux Jobin avait retrouvé Ewa dans la séquence suivante. À la caisse de la maternité où elle était allée retirer son salaire avec une quinzaine de ses collègues attendant leur tour dans l’escalier, Ewa avait appris qu’on ne pouvait lui verser que les deux tiers de son dû, et c’est pourquoi elle avait l’air abattu quand elle réapparut au vestiaire de l’hôpital, mais ensuite comme une rage semblait l’avoir fait se ressaisir, et la babouchka qui avait gardé son propre enfant de neuf ou dix mois, lui ramenant son landau devant la barre où elle habitait avec sa mère et son frère, ne parut pas relever chez elle aucun signe de découragement.

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    Le vieux Jobin, qui affectait parfois un certain cynisme, au point d’être taxé de comportement inapproprié par la cellule d’observation psychologique des Services, au début de son séjour forcé à L’Espérance, constatait avec d’autant plus de lucidité, quasi amicale, qu’Ewa, ce matin-là, en avait sa claque, et les séquences suivantes de ce drôle de film qu’il regardait en streaming plus de dix ans après sa réalisation allaient confirmer son impression et lui donner raison dans les grandes largeurs, à savoir que cette femme tirait sa force de sa fragilité même et que c’était cela qui lui avait fait penser qu’il y avait de l’ange en elle et qu’elle lui était envoyée spécialement en cette période de déroute.

     

    (Saison 1, 2e jour)

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    BABY DOLL

     

             Ewa riait bonnement, à présent, dans le salon rose à fanfreluches où elle avait retrouvé son amie Tatjana, presque nue devant sa webcam, encore luisante d’huile parfumée

    C’était le lendemain de son dernier jour à la maternité où – le vieux Jobin l’avait compris sans sous-titre – jamais elle ne remettrait les pieds; il fallait être aveugle pour ne pas voir que c’était décidé.

             Sa mère avait-elle protesté ? Peut-être même pas : sa mère, à ce qu’il semblait, en avait vu d’autres. Certes sa mère lui avait balancé de dures paroles, la veille au soir, quand Ewa avait mis des heures à endormir Aliocha, mais peut-être sa mère s’adressait-elle à elle même, aussi, ces lancinants reproches, ou peut-être au Parti, peut-être aux Républiques socialistes déchues, peut-être à ce lâcheur éternel qu’on appelait le Seigneur Tout-Puissant ?

    Ce qui était sûr, c’est qu’Ewa avait éclaté de rire quand, le lendemain, elle avait retrouvé sa vieille amie Tatjana dans l’ancien appartement communautaire du centre de la capitale réaménagé en studios érotiques, à peu près nue dans ses mules roses, à genoux devant sa caméra, ondulant de la croupe en soupirant de jouissance simulée tandis qu’une voix aigre éructait dans le haut-parleur de l’appareil : « Näher ! Näher, Pussy ! », et que Tatjana se rapprochait en effet de son client virtuel du moment non sans adresser un clin d’œil à la visiteuse qui l’avait surprise en pleine activité ; et Job le troll avait pris ce clin d’œil pour lui…

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    Or Tatjana n’en avait pas voulu à son amie de sa moquerie apparente, sachant qu’Ewa la connaissait trop bien pour la juger, mais les jours suivants, quand elle lui suggéra de l’initier à son business,selon son expression, le rire réitéré de la débutante à laquelle elle avait prêté son baby dol de fonction, nue à son tour devant la tenture de fausse soie rose censée évoquer quelque alcôve de rêve, et visiblement incapable de répéter en anglais ou en allemand les mots de Schwanz ou de Pussy sans pouffer, la vexa tout de même un peu avant de l’amener à conclure, plus amicalement, que son amie n’était décidément pas prête, ou peut-être pas faire, pour ce job d’ailleurs peu rémunérateur.  

     

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    Quant au vieux Jobin, qui avait baissé le son de son Mac au minimum afin de ne pas attirer l’attention des pensionnaires de l’Hospice somnolant plus ou moins à l‘entour, il avait ri silencieusement, lui aussi, en assistant à cette suite de séquences qui lui rappelaient tant de ses errements de voyeur solitaire, et le lendemain ou le surlendemain suivants, de retour à sa morne banlieue, Ewa faisait ses valises et, après avoir tendrement embrassé sa mère et son vaurien de frère, leur laissant l’enfant le temps de changer de vie, s’embarquait à destination du monde que ses amis émigrés en Autriche lui avaient dit meilleur. 

    HYPERTEXTE : Dès ce moment, et pour une durée indéterminée, nota le romancier dans son Journal, l’évidence apparut qu’on devrait renoncer à toute date dans la suite des constats relatifs à la pandémie. Le premier de ces constats portait sur la difficulté respiratoire frappant d’abord les plus faibles. Est-ce dire que le monde était devenu irrespirable, sauf aux plus forts ? Oui et non. Le deuxième constat significatif était qu’on hésitait entre toute affirmation et son contraire. Nul n’était sûr de rien, sauf ceux qui se targuaient du contraire - sans en être sûrs. Le troisième constat fut que certains des plus intelligents se montrèrent immédiatement les plus stupides, tant ils se prétendaient intelligents - donc égaux aux plus stupides. Les plus forts, les plus puissants, les plus ostensiblement possédants semèrent quelque temps le doute, de même que les plus portés à se croire croyants et les plus portés à se croire savants. Quelques jours plus tard, la croissance bientôt exponentielle des chiffres de la Statistique, réelle ou trafiquée, alla de pair avec celle des compétences expertes en tout genre, à commencer par l’hygiène théorique et le conseil moral. En peu de temps foisonnèrent les experts en pathologie virale et les moniteurs affirmés du vivre-ensemble, et tout aussitôt proliférèrent les analystes immédiatement subdivisés en adversaires du pour et en contempteurs du contre, tous accrochés au déjà-vu. Les uns évoquaient la peste noire et les dangers de l’étatisme, les autres la grippe hispanique et les dangers du libéralisme, tandis que les soignantes et les soignants soignaient, fort applaudis des balcons. Les constats de part et d’autre restaient cependant confus et le doute persistait, qu’exacerbait la foi des prêcheurs et des chefs d’entreprises ne doutant de rien - c’était bien avant la fermeture des premières boîtes de nuit et l’interdiction graduelle des chantiers, le confinement local et bientôt mondial. La panique ne s’était pas encore emparée des résidents et du personnel des établissements médico-sociaux du genre de L’Espérance, mais le mal couvait et progressait imperceptiblement dans les organismes les plus vulnérables, ainsi que le vieux Jobin le constatait à l’instant même en comptabilisant les premières victimes de  son entourage…

    Saison 1, 3e jour

     

    AVATARS

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    Le vieux Jobin assistait, depuis quelque temps, à quelque chose en lui qui relevait de la métamorphose.

    À vrai dire, il n’avait cessé de se transformer, et sous de multiples pseudos et aspects, depuis qu’il avait passé de l’observation directe, en son studio du septième étage du bloc B de la Cité des Hespérides, une vingtaine d’années plus tôt , au stade de voyeur accro au show mondialisé, et moins que jamais palpable, du seul Réseau des réseaux, glissant d’image en image comme sur un grisant et sinueux toboggan se mordant la queue.

    Une nouvelle sorte de mélancolie s’était alors emparée de lui, liée au tournant de la quarantaine et au caractère mornement répétitif du processus psychique obsessionnel, puis un relent de lucidité vive et un sursaut de son atavique sens de l’humour l’avaient fait réagir en l’incitant à jouer de ruse avec le serpent numérique, d’abord en multipliant les fausses pistes, pendant quelques années où il eut recours à tous les tours et détours de la séduction virtuelle, sous d’innombrables noms d’emprunt et profils plus avenants les uns que les autres, puis en semant le trouble, et parfois la panique, sous le pseudo revendiqué de Job le Troll, maître du sarcasme gore rattrapé, un certain jour de janvier, par ce qu’il fallait bien appeler la réalité, où toutes et tous étaient devenus CHARLIE, sauf lui et quelques impies de son espèce.

    Or la perception de sa réalité à lui - solipsisme retors de paraplégique bodybuildé passé du ressentiment mortel voué au Grand Salopard qui avait permis ça (à savoir le plus banal accident de la route qui avait fait de lui cet absurde infirme sans âge), à une compréhension plus pénétrante de la supérieure logique du méchant Dieu en question -, et l’intelligence plus claire de son état, n’avaient cessé de le faire évoluer vers plus de lancinante douleur et, paradoxalement, vers plus d’attente de quelque chose, il ne savait trop quoi, qui lui adviendrait tôt ou tard comme une espèce de rédemption.

    Peu de temps auparavant, le tournant marquant ce qui serait la dernière étape de la vie de Martial Jobin fut matérialisé, si l’on peut dire, par la perception de l’odeur de l’hospice lui révélant soudain la terrible présence des autres. Alors seulement, à l’approche de sa soixantaine un peu fantomatique, il conçut réellement ce qu’est réellement l’odeur de l’humiliation humaine en faisant rouler sa chaise dans la salle commune de L’Espérance, et cette odeur qui n’était ni d’un hôpital ordinaire ni d’une morgue, ni d’une chapelle désaffectée ni d’un réfectoire de caserne à l’heure de la soupe, mais un peu de tout cela en plus terne et plus tiède, en plus aigre et en plus moite, le pénétra physiquement et psychiquement à la fois comme un gaz stuporeux mais sans l’âcreté organique des vesses de vieillards, en somme horriblement confortable et rassurante, mortellement maternelle et gage de quelle sourde sécurité mais combien trompeuse aussi, vaguement effrayante, en tout cas pour un type comme lui qui avait toujours récusé, sans doute par réflexe de défense, l’idée même qu’on pût le dorloter ; et voici que de derrière l’odeur, si l’expression a le moindre sens, ou même de l’intérieur intime de l’odeur surgissaient des visages, et dans les visages des regards, des yeux ouverts à son arrivée sous autant de paupières et de rides, et quelque part une pendule sonnait dix ou onze coups, il ne savait plus, il se sentait perdu comme en son enfance très lointaine dans les profondeurs d’une maison d’un autre siècle aux verrières orangées donnant sur un jardin à jets d’eau claire où cela sentait, à la même heure à peu près, la bonne cuisine de la mère de sa mère – et l’affreuse odeur de l’hospice lui rappelait bien étrangement ce bonheur et les gens qu’il y avait là lui apparaissaient comme de vraies gens, etc.

    De tout cela, le vieux Jobin tira une espèce de joie inédite, en rupture complète avec l’accablement qu’il éprouvait le matin même à l’instant de suivre les deux fonctionnaires des Services, cornaqué jusqu’en ces hauteurs boisées dans l’affreux fourgon des Services pour ce qu’il qualifiait de putain de relégation; et, chose plus surprenante pour celles et ceux qu’il accusait aigrement de lui imposer leurs soins, ce fut en cette même fin de matinée que Martial Jobin, infirme anarchisant et maniaque connu pour son caractère de sanglier et son sempiternel ricanement, cessa d’accabler tout un chacun de ses pénibles sarcasmes - ainsi en avait en effet décidé le Romancier dans ses notes sur le personnage…

    Saison 1, 4 e jour

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    JOURNAL SANS DATE, 1

    Dès le début de la crise, l’inanité intrinsèque de toute idéologie m’apparut comme l’élément nucléaire qui faussait toute interprétation des causes et des conséquences du phénomène global de la pandémie, incitant à renvoyer dos à dos les analystes libéraux stigmatisant les progressistes et ceux-ci chargeant ceux-là de tous les maux.

    La date inaugurale de la pandémie resta elle aussi incertaine, notoirement antérieure au Nouvel An lunaire honorant cette année le Rat de Métal, donc avant le début de l’an 4718 de la tradition que marquait le 25 janvier 2020, et la géolocalisation du foyer initial de l’infection au marché de fruits de mer de Wuhan, autant que son lien direct avec le commerce de chauve-souris - non consommées dans cette région -, ou avec les séquences du génome de virus trouvés sur les pangolins, ressortissaient à autant de supputations connexes ou contradictoires recyclées par les rumeurs ultérieures avérées ou contredites par les experts et contre- experts de tous bords au bénéfice ou au dam de tout soupçon de complot.

    Ce qui me sembla sûr et certain fut que, dès ces prémices de la pandémie, un écart abyssal, et croissant à chaque heure, se creusa entre la vérité des faits et leur interprétation dont les termes allaient constituer le plus formidable révélateur de l’état du monde que divers Présidents, à commencer par le Mufle mondial des Etats-Unis d’Amérique, qualifièrent bientôt d’état de guerre.

    À la présomption d’une Nature jugée naturellement inégalitaire s’opposa, dès le début de la pandémie, le constat d’une similitude trans-nationale, trans-confessionnelle et même trans-raciale des symptômes et des sou rances, qui faisait se ressembler tous les patients de tous les services d’urgence dans une commune angoisse, une commune plainte et un commun désir de survivre ou de ne pas survivre, de même que les soignantes et soignants de tous grades, se trouvaient unis comme un seul par le seul souci de bien faire.

    D’un jour à l’autre aussi, dans le monde divers et divisé depuis l’épisode mythique de la tour de Babel, s’imposèrent quelques gestes et mesures de défense aussitôt décriés par la jactance des caquets abstraits, mais scellant une autre façon d’égalité tendre. En langage commun, celles et ceux qui savaient ce que c’est que d’en baver, patients ou soignants et autres saints hospitaliers, prièrent tout un chacun de se laver les mains et de se tenir coi.

    Ce lundi matin le ciel est tout limpide et tout frais, on se sent en pleine forme et prêt à faire de bonnes et belles choses, mais on ne fera rien, sauf aux urgences et dans les centres de décision, les magasins de tabac et les offices postaux, certains chantiers et certains sentiers.

    Hier soir un subtil Utopiste y a été de la énième analyse du jour, comme quoi tout le monde avait tout faux sauf lui, et qu’il l’a toujours dit: qu’il fallait en revenir à la cueillette et que l’avenir proche était dans le lointain passé.

    Mais ce matin appartient aux blouses blanches ou bleues et le Grand Guignol du Président américain commence à bien faire tant les malades en chient dans les couloirs.

    Quant aux métaphores analogiques, elles disent ce qu’il faut dire du jamais-vu qui se répète : que le Virus est un nouveau Pearl Harbour vu que personne ne s’y attendait sauf ceux qui avaient tout prévu au futur antérieur, que le Virus est le copy cat d’un Nine Eleven à la chinoise, que le Virus est pire que le gaz d’Auschwitz vu qu’il n’a pas d’odeur ou plus exactement: qu’il supprime toute perception de toute odeur y compris chez les Chinoises et les Chinois.

    Ce matin cependant les gestes précis de la prévention et de la réparation éclipsent les grimaces et les vociférations des importants - ce matin appartient aux Matinaux.

     

     

    (À suivre)

  • Les Horizons Barbecue

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    1. Pays lointain

    Le premier Récit crédible remonte au quaternaire où le Créateur déjà se sent tout chose. Que faire de tout ça ? se demande-t-il en balayant du regard ce lointain pays de Lui-même.

    Le Verbe lui vient alors surgi du plus confus de sa mémoire et ce sera du tohu-bohu la première proclamation d'Entête : une lumière sera !

    Mais quel magma que tout ça, quel cri primal au corps, quel désagrément que de naître dans ce désert grouillant ! Cauchemar de venir au monde, après quoi l'on se sent mieux dans les bras et les odeurs.

    Le danger est immédiat mais il faudra faire avec les jours et les outils, broyer les pigments et chanter dans le noir déjà.

    Déjà !

  • Approches de Pessoa & Co

     

    Le solitaire innombrable,

    ou la complication la plus simple

    Littérature, Poésie, Portugal, Pessoa,

    (Journal d’une lecture)

      

    « Parce que penser c’est ne pas comprendre »…

    (Alberto Caeiro

     

    Poésie a contrario. – Tout de suite m’est apparu, dans Le gardeur de troupeaux d’Alberto Caeiro, le fait évident que cette suite de poèmes se donne en dépit ou, plus exactement, au défi de toute poésie voulue poétique, excluant d’emblée toute connivence et toute convenance «les yeux fermés» qui préside à la déclamation en cercles initiés d’amateurs de poésie, fussent-ils férus de dernière nouveauté, possiblement même impatients d’être dérangés.

    Or, comment agréer, en de tels salons, la nigauderie même feinte d’un « berger » de papier déclarant crânement que son âme « va guidée par la main des Saisons » et que « la paix entière de la Nature sans personne » vient s’asseoir auprès de lui – comment ne pas soupirer devant ce Virgile de carton devenant «triste comme un  coucher de soleil / Selon notre imagination,/ Quand l’air fraîchit tout au fond de la plaine / Et que l’on sent  que la nuit est entrée/ Comme un papillon par la fenêtre » ?

    Mais a-t-on bien lu ? A-t-on bien regardé ces mots découpés dans ce papier d’écolier ? A-t-on bien écouté ce qui se dit derrière ce qu’on lit ici d’écrit ?

    « Mon âme est comme un berger », est-il écrit, «Elle connaît le vent et le soleil / Et elle va guidée par la main des Saisons / Toute à suivre et à regarder ». 

    Or lisant et relisant ces mots dont je ne sais quelle musique ils produisent en portugais, je me retrouve sous le vent du temps, debout dans le soleil et l’air fraîchira, bientôt, là-bas, et la nuit viendra… 

    Mon âme a gardé les moutons tout l’été, c’est pourtant vrai : mon âme était cambrée sous le ciel des monts odorants, les bras de mon âme et le visage hâlé - mon âme comptait de ses doigts sur le boulier de on  esprit, le nombre de mes moutons se trouvait inscrit sur mon rosaire aux boules de buis et le soir refluait avec la mer sous la lune et les bois.   

     

    Présumée innocence.- On dirait qu’on serait un chevrier des hautes terres, là-haut au bord du ciel où tout serait comme au début des temps où l’on chantait dans l’innocence, et ce conditionnel de notre enfance supposée serait le vœu ou plus simplement encore, en deçà de toute intention et appellation: le jeu; et les mots de ce jeu se donneraient comme en dépit voire au défi de la grammaire, l’école dans nos montagnes restant irrégulière quoique vive l’envie d’apprendre les noms des choses et scrupuleux nos instituteurs.

    Les mots et les dessins d’enfants sont ce qu’ils sont dans un aléatoire auquel on demande moins qu’à l’esquisse d’un arbre, et ce qu’on appelle innocence relève de la même incertitude et le plus souvent de l’innommable balbutié - et cela bégaie alors comme une strophe d’Alberto Caeiro, ou cela se cherche dans les rues basses de la ville embrumée de mélancolie et l’on est censé se laisser couler au nom de ce qui n’est peut-être que du voulu poétique modulé par le très imprévsible Bernardo Soares…

     

    Actualité de la neige. - Je ne suis ni glaçon ni lézard, pourrait arguer celui qui prétend parler du printenps et de l’automne en sachant de science naturelle ce qui peut en être dit à toute heure du jour et des saisons au jugé de la sensation présente à multiples occurrences temporelles, alors que tel oracle péremptoire affirme que «le plus favorable moment pour parler de l’été qui vient, c’est quand la neige tombe»; mais je dis moi que je suis à l’instant lézard fugace aux murs secs juste vu par le regard éclair du chevrier là-haut entre les pampres, et cela en ce moment précis et nul autre, ou alors en décalage horaire du  regard possiblemeent collé au glaçon de la langue si celle-ci se délie à l’évocation d’une banquise passée ou à venir.

    Le débat ne s’ouvre pas entre les «ou bien» quand tout fait occurrence à fleur de peau ou par ouï-dire, et comment ne pas conclure qu’à vrai dire qu’importe, ou plus exactement que ce sera le dire qui importe et qui ne se réfléchit pas -  qui ne saurait se penser à l’instant du jamais-vu de cette neige et de nulle autre.

     

    Comme un ombre claire.-  Parler de désapprobation serait mal préjuger des capacités imaginative du Florentin dont l’ombre lumineuse, loin de s’égarer là par hasard, s’est pointée ce soir dans la Ville Basse, du côté de la Rue de la Douane et jusqu'au port, le long (il l’a lu dans le texte) de « ces longues rues tristes qui longent le port et s’étirent vers l’est », mais on notera que sa fameuse « indifférence royale » se teinte d’ironie quand il relève sans l’écrire – Lunardo jamais n’écrit ce qui touche à l’intime – que cette élection du presque rien, cette façon de donner du galon au néant, cette prétendue modestie du petit employé se  flattant en somme de n’être rien, même se conforte en se taxant de rat ou de cancrelat à la Kafka, de manteau de Gogol ou de lambeau sartrien - tels étant les oripeaux, entre tant d’autres, de leur vanité, et l’Athlète se rengorge en douce, mais sans se gausser pour autant, car il y a, fût-il vague et parfois noyé, comme un désir d’artiste chez ce Bernardo Soares à l’imper gris muraille.  

    Lunardo l’entend encore ressasser : « Aucun désir en nous n’a de raison d’être. Notre attention n’est qu’une absurdité que nous consent notre inertie ailée. Je ne sais de quelles huiles de pénombre est ointe l’idée même de notre corps. La fatigue  éprouvée est l’ombre d’une fatigue. Elle nous vient de très loin, tout comme cette idée que notre vie puisse, quelque part, exister », mais ce n’est pas lui qui portera la contradiction à ces litanies que les multiples avatars du terrible Cafard occidental lui opposeront sous tous leurs semblants de masques et de noms, se fiant plus volontiers, en revanche, aux velléités simplistes du gardeur de troupeaux en son refus de penser.

    Cependant attention : penser ou ne pas penser ne serait pas, pour autant, l’alternative  aux yeux de celui qui tient pour recevable tout ce qui s’offre  à ses multiples vues et curiosités, sans impatience ni dédain, dans cette espèce de joie sereine qui va de pair avec le rire parfois, et parfois le sourire.

     

    Vis comica.- De fait il y aurait à rire aux éclats tant l’affaire semble sérieuse à voir les grands airs de ces lettrés emboîtés les uns dans les autres comme autant de poupées russes; de quoi se désopiler à les voir se voir écrire au miroir en invoquant leur transparence, et s’écrire de plus belle les uns aux autres  à travers fumées et frontières, en cénacles confinés ou en cercles concentriques non moins qu’excentrés jusqu’aux étoiles du papier  peint; oui vraiment il y aurait à s’esclaffer à se repasser le film de l’épique époque si ses acteurs n’étaient aussi désarmants de candeur rouée et de naïveté jouée – ou l’émotion aurait sa part, sinon la sentimentalité.

    À genoux dans la chambre des enfants, Fernando tombait-il vraiment le masque devant ceux-ci quand il pouffait de concert ?  

    C’est aussi probable que son entière sincérité quand il se proclamait « investigateur solennel des choses futiles » en faisant, ou pas, semblant d’y croire.         

    Le comique de la situation, par delà la feinte ordonnance disciplinée des heures de bureau, supposait plutôt le rire sous cape, avec une façon particulière de dramatiser qui tenait à vrai dire de l’exorcisme - tant à exagérer, que l’on ne me soupçonne pas de noyer la sardine dans sa caque ensoleillée puisqu’elle fait bel et bien tache mouvante au plafond du café où je siffle mon eau-de-vie en douce -, mais ceci sans forcer le ton, toujours sous le couvert du fameux sourire asiatique relevé par les témoins oculaires directs, sans brandir rien qu’un stylo style scalpel que ne faisaient trembler que ses quatre-vingt clopes par jour, velléitaire hyperactif aux airs malicieux de « noble voyageur »... 

    Rire de toute cette littérature et de ses tours de papier maculé défiant l’usage du mixer et de la machine à coudre ? Assurément, n’était-ce que pour déjouer le double complot des coucheries molles et des geôles domestiques, en affirmant que ce n’est rien – juste de quoi se poiler !

     

    Veilleurs. – Les brouillards restent communicants par ceux-là, sans qu’aucun ne s’en avise, mais des quais de Lisbonne à la rade gelée de Port-sommeil, c’est un transit continu de silhouettes anonymes aux faces aussi lisses que la pierre des grave édifices de la ville soumise à la «très sainte et très sage figure du Bon Sens » devenue depuis longtemps «son dieu calme et triomphant», mais des centaines de ceux-là ressentent encore en cette ville «la même sensation au contact de son air aussi pur, aussi paisible et malheureux que l’intérieur d’une petite tombe», et cette voix unique se fait entendre qui est la vôtre aussi.

    Le lancinant paradoxe n’est pas d’hier, qui voudrait que la vie n’en fût que l’apparence où la mort scellerait la somnolente réalité réelle dans laquelle nous irions errants et gesticulants, et tels seraient les révélations spéciales de quelques  sages de tous les âges, et ce n’est pas autre chose, et bien plus encore, que réitère chaque veilleur à sa façon particulière.

    L’intranquillité ne serait-elle pas qu’une pose esthète, se demande cependant l’un d’eux, et les anges aussi n’ont-ils pas trop bon dos, ajoute l’incrédule, mais les veilleurs se reconnaissent bel et bien dans le murmure de Bernardo Soares suggérant tout et son contraire :

    « Je suis le faubourg d’une ville qui n’existe pas », écrit-il ainsi dans Le Livre de l’intranquillité, «le commentaire prolixe d’un livre que nul n’a jamais écrit. Je ne suis personne, personne. Je suis le personnage d’un roman qui reste à écrire, et je flotte, aérien, dispersé sans avoir été, sans que je me sois, moi, incarné ».

    Ou ceci de tout autre, de la même voix ou presque : «J’ai toujours trouvé qu’un beau corps et le rythme heureux d’une démarche juvénile étaient plus efficaces dans l’univers que tous les rêves qui existent en moi. C’est avec l’humeur joyeuse d’un homme déjà vieux par l’esprit que je suis parfois – sans jalousie ni désir – les couples de rencontre qui s’avancent, bras dessus, bras dessous, vers la conscience inconsciente de la jeunesse »…

    Cependant le dernier mot reviendrait ici au veilleur de Port-sommeil qui voit, comme personne ne la voit, sa voisine dans l’ascenseur.

    Cela relève de l’Apparition : la femme est seule dans la ville qui l’ignore avec ses deux filles dont la première est étoile qui a « quelque chose en elle de lumineux et de nocturne à la fois », et la seconde son satellite tournant « autour d’elle à la vitesse d’un oiseau », et le veilleur pressent une grande et longue amitié future entre elles, mais c’est à la mère, à la voix tellement sage quand elle parle à ses enfants, qu’il revient en la guettant les mardis soir qua d elle remonte sa lessive, la regardant du coin de l’œil dans l’ascenseur, penchée sur son panier de linge et qui ressemble en cet instant précis « à la statue muette de toutes les femmes du monde en train de lutter seconde par seconde pour quelque chose dont nous avons oublié le nom mais pas la signification au fond de notre mémoire »…

     

    Shakespeare en miroir.– L’ironie de « la vie » a voulu qu’il créchât, à un moment donné, rua da Gloria, et que sa gloire fût longtemps contenue dans une malle - à titre en somme virtuel -, et ce qu’il note sur un «fragment non daté» résonne alors, devant l’Océan shakespearien, comme une suite d’aveux mi-chair mi-poison où le portrait éclaté du Barde n’est en somme que la projection de son selfie à mine déconfite.

    « Il se dresse devant nous », écrit donc Fernando Antonio Nogueira Pessoa à propos de Shakespeare, « mélancolique, spirituel, quelquefois à demi fou, sans perdre jamais son contrôle du monde objectif, sachant toujours ce qu’il voulait, rêvant toujours de propos élevés et d’impossibles grandeurs et aboutissant toujours à des fins mesquines et à de bas triomphes ».      

    Et de conclure d’un ton doctement fatal : « La voilà, sa grande expérience de la vie ; car il n’est pas de grande expérience de la vie qui ne soit pas, somme toute, l’expérience calme de la désillusion ».

    Vous venez de vous repasser les trente-sept séquences tragi-comiques de l’Historia mundi signée par ce Shakespeare dont on ne sait à peu près rien à part l’essentiel, vous avez absorbé ce que vous avez pu de cette totalité dépassant de loin ce que pouvait en concevoir l’ «auteur» lui-même, et voilà qu’on vous parle grandeur refusée par les dieux, ou plus précisément, je n’en crois pas mes yeux,  impossible grandeur «aboutissant toujours à des fins mesquines et à de bas triomphes», mais vous avez lu pire évidemment sous la plume d’un Tolstoï excessivement barbu lançant comme ça que Shakespeare ne vaut pas une bonne paire de bottes quand la Russie a froid aux pieds.    

    « Il n’est rien d’autre que des lambeaux de lui-même », écrit encore l’homme aux 72 pseudos : « Son pouvoir créateur, la tension et l’oppression de la vie l’ont brisé en mille fragments ». Plus exactement : 37 pièces, une poignée de sonnets et quelques autographes plus ou moins avérés. Et alors, binoclard ?  

    Alors qu’on ne se méprenne: je ne daube point sur ce qui pourrait n’être qu’une mesquine Schadenfreuderevenant à dire que le génie n’est rien sans grandeur coulée dans le bronze des rois ou des dieux: ce n’est pas tout à fait ce qu’écrit Pessoa en plaçant, au-dessus de la « pression de la vie » et du « manque de volonté » (il parle évidemment pour lui), la «capacité pratique de Shakespeare» dont il se sait là encore manquer lui-même.   

    Je ne parlerai pas non plus de « dépit amoureux » à son propos mais plutôt, là encore, d’une espèce d’aveu, gorge serrée, de son propre génie inaccompli faute de cette «capacité pratique» qui serait la botte secrète  du Big Will ajoutée à ses qualités et ses défauts bien comptés le faisant « somme toute » l’égal de nous tous en général et le sien en particulier…

    Pessoa ne semble pas percevoir le noyau dur et doux du Big One que, pour ma part, je préfère appeler le Good Will pour cette «qualité du pardon» qu’a bien saisie et décrite un Peter Brook, préférant émietter le portrait jusqu’au truisme final de la désillusion :  « Ses propos chancelants, sa volonté incertaine ; ses émotions violentes et factices ; ses grandes pensées amorphes ; son intuition, la plus grande que jamais il y eut, qui voyait clair dans une pensée et s’exprimait comme si c’était celle-ci qui parlait, vivant la vie d’autrui jusqu’au sang et à la chair, et parlant même comme l’homme ne pourrait jamais le faire ; ses facultés d’observation, réunissant le tout dans un seul aspect primordial, sa capacité pratique née de la rapide compréhension des choses », et plus tard, ailleurs, la belle analyse butera sur la vie (encore elle !) dans une sorte de parodie existentielle « somme toute » touchante, d’Antinoüs à Ophelia…

     

    Saudade sui.– « Grandes sont ses tragédies », écrit-il encore à propos de Shakespeare, «aucune ne dépasse la tragédie de sa propre vie», et je l’entends là encore comme une lamento personnel qui ne se rapporte guère qu’à sa « propre vie » à lui dont le théâtre est un café littéraire ou une ergastule d’inquiétude où le tragique n’est peut-être que tristesse ou délectation morose, n’était le salut par le Quatuor & compagnie.

     « Quant à moi… l’amour est passé », écrit-il donc à son Ophélia le 29 novembre 1920, et c’est une sorte de lettre de vieil adolescent compassé dont l’invocation des « Maîtres qui ne consentent ni ne pardonnent » résonne de façon dilatoire plus que tragique, mais comme lui se gausse (un peu) de la comédie qu’il y a à ses yeux dans le solipsisme tragique du pauvre Amiel, je suis tenté de sourire sans pour autant ramener sa « tragédie » à un mal de cheveux, quoiqu’en diront ses commentateurs éplorés.

    Rions donc sous cape mais ne nous attardons pas à la table des moqueurs : la « petite Ophélia » est gentiment écartée au prétexte que le Destin du Poète relève d’une autre Loi dont elle n’a pas, la pauvre, once d’idée, et de fait «l’amour est passé», mais a-t-il jamais été plus qu’un flirt adorable de jardin d’enfants - et quel rapport avec l’autre Ophélie ?

    Est-il si tragique de manquer la vie, comme on le dirait d’un train ou d’un coche d’eau, et pourquoi la vie de Shakespeare serait-elle plus tragique que ses tragédies, moins comique que ses comédies ?

    Words, words, words: la réponse est dans la malle, ou plutôt elle est au ciel de la poésie où tout est transformé, le sexe conjuré ou sublimé par le chant de l’empereur Hadrien devant le corps d’Antinoüs noyé – « ô femme nue au corps de mâle,  telle une image humaine de Dieu »- et les hétéronymes se relayant pour moduler toutes les instances païennes (Alberto Caeiro), lyriques (Alvaro de Campos) ou philosophiques (Ricardo Reis)  de l’amour, où le tragique informera  bel et bien la littérature, ou plus exactement la poésie, à savoir la sensation vraie et le mot pour la dire, la descente pas à pas au tombeau avec le «petite fille» et l’adorable amant relevé des eaux du Nil - on se rappelle le thrène à la petite princesse égyptienne -, et c’est peut-être alors que les prénom d’Ophélia et d’Antinoüs scintilleront aux côtés de ceux de Béatrice et de Laure, dans l’effusion constellaire évoquée par les mots de Charles-Albert Cingria en son Pétrarque :   «Quand Rossignol tombe, un ver le perce et mange son cœur. Mais tout ce qu’il a chanté s’est duréfié en verbe de cristal dans les étoiles; et c’est cela qui, quand un cri de la terre est trop déchirant, choit, en fine poussière, sur le visage épanoui de ceux qui aiment»…

     

    L’innombrable solitaire.- Cet amour-là se défie de toute sentimentalité, et la poésie de Pessoa & Co est faite de tout et du contraire de tout sans donner dans le n’importe quoi.

    Un siècle s’est écoulé depuis l’emblématique Dada et la profusion des « ismes » de la première avant-garde sortie de la Fontaine de Marcel Duchamp, et c’est avec la distance requise que l’on sourit de constater que le plus constructiviste des poètes tirant des plans sur la comète Futur préfigure en somme la déconstruction dont le pionnicat pontifiant aura fait sa dogmatique compulsive, la fantaisie et le délire paramystique en moins, et sans la moindre candeur littéraire.

    Tandis que le MESSAGE reste énorme, folle utopie d’époque préludant au Retour des caravellesd’un psychiatre romancier revenu lui-même des carnages africains et fêté comme une star du foot – folle épopée lusitanienne dont le Quint empire a pu figurer l’universellle et splendide Chimère avant la mondialisation d’un peu tout et le décri subi par les bureaux de tabac, mais qui jettera la pierre au double naïf et désenchanté du Barde éternel ?

     

    Le réseau de Nobody. - Si l’on ne s’en  tient qu’au premier quadrige des hétéronymes, le chiffre de 40 commentateurs homologués naguère a passé de 400 à 4000 et la Toile retentit ce matin de 4 à 40 milliards d’opinions constituant désormais la jactance paracritique résonant au nom de PERSONNE.

    Les bons vieux colloques et autres congrès de spécialistes processionnant, fervents ou furieux, de lieux en lieux  réservés au Commentaire de l’Œuvre à proportion de ses propres potentilités extensives (on n’en aura jamais fini de se « faire la malle » était alors le refrain plein d’allant) s’éteindront peut-être avec les générations, mais le Trésor numérique fait figure de nouvelle boîte de Pandore ouverte à toute nouvelle folle fuite.

    « Ah ! ne pas être au monde et partout ! » fut une conclusion de l’Ode maritime, et le blason final de Message n’est, à nos yeux actuels, qu’une métaphore de passage tant le monde réel déborde «partout » et avec lui le Livre  virtuel à venir. Le Livre plus fort que Facebook ? Et comment ne pas en douter dans l’élan jamais retombé d’une enfance géniale « avant l’âge » ?

     

    Un monde à lire et partout. – Que Fernando Pessoa fût cinq empires à lui seul, du vitaliste lyrique Alvaro de Campos à Bernardo Soares le nihiliste, en passant par le néoclassique Ricardo Reis ou leur maître Alberto Caeiro gardeur de troupeaux et vigile de la sensation première, avant ou après Pessoa l’obscur employé aussi minable que son pair Kafka, n’empêchera pas le Lecteur androgyne, peut-être même androïde idéal, de rencontrer une seule et unique personne : un enfant génial ai-je dit, ou peut-être une jeune femme larguée par un littérateur pariant sur son Destin présent et futur, un tenancier de kiosque poussiéreux de l’Alfama, un Ariel skater ou un Prospero de banlieue galactique, que sais-je ?

    Je ne sais rien : j’ouvre la malle dont l’effluve est d’un galetas merveilleux, d’une maison dans l’arbre, d’un repaire où Mouchette s’abrite du vent noir du cyclone, et c’est ainsi que je suis « au monde et partout »…

    (À la maison bleue, ce 17 février 2020.)