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portugal

  • Approches de Pessoa & Co

     

    Le solitaire innombrable,

    ou la complication la plus simple

    Littérature, Poésie, Portugal, Pessoa,

    (Journal d’une lecture)

      

    « Parce que penser c’est ne pas comprendre »…

    (Alberto Caeiro

     

    Poésie a contrario. – Tout de suite m’est apparu, dans Le gardeur de troupeaux d’Alberto Caeiro, le fait évident que cette suite de poèmes se donne en dépit ou, plus exactement, au défi de toute poésie voulue poétique, excluant d’emblée toute connivence et toute convenance «les yeux fermés» qui préside à la déclamation en cercles initiés d’amateurs de poésie, fussent-ils férus de dernière nouveauté, possiblement même impatients d’être dérangés.

    Or, comment agréer, en de tels salons, la nigauderie même feinte d’un « berger » de papier déclarant crânement que son âme « va guidée par la main des Saisons » et que « la paix entière de la Nature sans personne » vient s’asseoir auprès de lui – comment ne pas soupirer devant ce Virgile de carton devenant «triste comme un  coucher de soleil / Selon notre imagination,/ Quand l’air fraîchit tout au fond de la plaine / Et que l’on sent  que la nuit est entrée/ Comme un papillon par la fenêtre » ?

    Mais a-t-on bien lu ? A-t-on bien regardé ces mots découpés dans ce papier d’écolier ? A-t-on bien écouté ce qui se dit derrière ce qu’on lit ici d’écrit ?

    « Mon âme est comme un berger », est-il écrit, «Elle connaît le vent et le soleil / Et elle va guidée par la main des Saisons / Toute à suivre et à regarder ». 

    Or lisant et relisant ces mots dont je ne sais quelle musique ils produisent en portugais, je me retrouve sous le vent du temps, debout dans le soleil et l’air fraîchira, bientôt, là-bas, et la nuit viendra… 

    Mon âme a gardé les moutons tout l’été, c’est pourtant vrai : mon âme était cambrée sous le ciel des monts odorants, les bras de mon âme et le visage hâlé - mon âme comptait de ses doigts sur le boulier de on  esprit, le nombre de mes moutons se trouvait inscrit sur mon rosaire aux boules de buis et le soir refluait avec la mer sous la lune et les bois.   

     

    Présumée innocence.- On dirait qu’on serait un chevrier des hautes terres, là-haut au bord du ciel où tout serait comme au début des temps où l’on chantait dans l’innocence, et ce conditionnel de notre enfance supposée serait le vœu ou plus simplement encore, en deçà de toute intention et appellation: le jeu; et les mots de ce jeu se donneraient comme en dépit voire au défi de la grammaire, l’école dans nos montagnes restant irrégulière quoique vive l’envie d’apprendre les noms des choses et scrupuleux nos instituteurs.

    Les mots et les dessins d’enfants sont ce qu’ils sont dans un aléatoire auquel on demande moins qu’à l’esquisse d’un arbre, et ce qu’on appelle innocence relève de la même incertitude et le plus souvent de l’innommable balbutié - et cela bégaie alors comme une strophe d’Alberto Caeiro, ou cela se cherche dans les rues basses de la ville embrumée de mélancolie et l’on est censé se laisser couler au nom de ce qui n’est peut-être que du voulu poétique modulé par le très imprévsible Bernardo Soares…

     

    Actualité de la neige. - Je ne suis ni glaçon ni lézard, pourrait arguer celui qui prétend parler du printenps et de l’automne en sachant de science naturelle ce qui peut en être dit à toute heure du jour et des saisons au jugé de la sensation présente à multiples occurrences temporelles, alors que tel oracle péremptoire affirme que «le plus favorable moment pour parler de l’été qui vient, c’est quand la neige tombe»; mais je dis moi que je suis à l’instant lézard fugace aux murs secs juste vu par le regard éclair du chevrier là-haut entre les pampres, et cela en ce moment précis et nul autre, ou alors en décalage horaire du  regard possiblemeent collé au glaçon de la langue si celle-ci se délie à l’évocation d’une banquise passée ou à venir.

    Le débat ne s’ouvre pas entre les «ou bien» quand tout fait occurrence à fleur de peau ou par ouï-dire, et comment ne pas conclure qu’à vrai dire qu’importe, ou plus exactement que ce sera le dire qui importe et qui ne se réfléchit pas -  qui ne saurait se penser à l’instant du jamais-vu de cette neige et de nulle autre.

     

    Comme un ombre claire.-  Parler de désapprobation serait mal préjuger des capacités imaginative du Florentin dont l’ombre lumineuse, loin de s’égarer là par hasard, s’est pointée ce soir dans la Ville Basse, du côté de la Rue de la Douane et jusqu'au port, le long (il l’a lu dans le texte) de « ces longues rues tristes qui longent le port et s’étirent vers l’est », mais on notera que sa fameuse « indifférence royale » se teinte d’ironie quand il relève sans l’écrire – Lunardo jamais n’écrit ce qui touche à l’intime – que cette élection du presque rien, cette façon de donner du galon au néant, cette prétendue modestie du petit employé se  flattant en somme de n’être rien, même se conforte en se taxant de rat ou de cancrelat à la Kafka, de manteau de Gogol ou de lambeau sartrien - tels étant les oripeaux, entre tant d’autres, de leur vanité, et l’Athlète se rengorge en douce, mais sans se gausser pour autant, car il y a, fût-il vague et parfois noyé, comme un désir d’artiste chez ce Bernardo Soares à l’imper gris muraille.  

    Lunardo l’entend encore ressasser : « Aucun désir en nous n’a de raison d’être. Notre attention n’est qu’une absurdité que nous consent notre inertie ailée. Je ne sais de quelles huiles de pénombre est ointe l’idée même de notre corps. La fatigue  éprouvée est l’ombre d’une fatigue. Elle nous vient de très loin, tout comme cette idée que notre vie puisse, quelque part, exister », mais ce n’est pas lui qui portera la contradiction à ces litanies que les multiples avatars du terrible Cafard occidental lui opposeront sous tous leurs semblants de masques et de noms, se fiant plus volontiers, en revanche, aux velléités simplistes du gardeur de troupeaux en son refus de penser.

    Cependant attention : penser ou ne pas penser ne serait pas, pour autant, l’alternative  aux yeux de celui qui tient pour recevable tout ce qui s’offre  à ses multiples vues et curiosités, sans impatience ni dédain, dans cette espèce de joie sereine qui va de pair avec le rire parfois, et parfois le sourire.

     

    Vis comica.- De fait il y aurait à rire aux éclats tant l’affaire semble sérieuse à voir les grands airs de ces lettrés emboîtés les uns dans les autres comme autant de poupées russes; de quoi se désopiler à les voir se voir écrire au miroir en invoquant leur transparence, et s’écrire de plus belle les uns aux autres  à travers fumées et frontières, en cénacles confinés ou en cercles concentriques non moins qu’excentrés jusqu’aux étoiles du papier  peint; oui vraiment il y aurait à s’esclaffer à se repasser le film de l’épique époque si ses acteurs n’étaient aussi désarmants de candeur rouée et de naïveté jouée – ou l’émotion aurait sa part, sinon la sentimentalité.

    À genoux dans la chambre des enfants, Fernando tombait-il vraiment le masque devant ceux-ci quand il pouffait de concert ?  

    C’est aussi probable que son entière sincérité quand il se proclamait « investigateur solennel des choses futiles » en faisant, ou pas, semblant d’y croire.         

    Le comique de la situation, par delà la feinte ordonnance disciplinée des heures de bureau, supposait plutôt le rire sous cape, avec une façon particulière de dramatiser qui tenait à vrai dire de l’exorcisme - tant à exagérer, que l’on ne me soupçonne pas de noyer la sardine dans sa caque ensoleillée puisqu’elle fait bel et bien tache mouvante au plafond du café où je siffle mon eau-de-vie en douce -, mais ceci sans forcer le ton, toujours sous le couvert du fameux sourire asiatique relevé par les témoins oculaires directs, sans brandir rien qu’un stylo style scalpel que ne faisaient trembler que ses quatre-vingt clopes par jour, velléitaire hyperactif aux airs malicieux de « noble voyageur »... 

    Rire de toute cette littérature et de ses tours de papier maculé défiant l’usage du mixer et de la machine à coudre ? Assurément, n’était-ce que pour déjouer le double complot des coucheries molles et des geôles domestiques, en affirmant que ce n’est rien – juste de quoi se poiler !

     

    Veilleurs. – Les brouillards restent communicants par ceux-là, sans qu’aucun ne s’en avise, mais des quais de Lisbonne à la rade gelée de Port-sommeil, c’est un transit continu de silhouettes anonymes aux faces aussi lisses que la pierre des grave édifices de la ville soumise à la «très sainte et très sage figure du Bon Sens » devenue depuis longtemps «son dieu calme et triomphant», mais des centaines de ceux-là ressentent encore en cette ville «la même sensation au contact de son air aussi pur, aussi paisible et malheureux que l’intérieur d’une petite tombe», et cette voix unique se fait entendre qui est la vôtre aussi.

    Le lancinant paradoxe n’est pas d’hier, qui voudrait que la vie n’en fût que l’apparence où la mort scellerait la somnolente réalité réelle dans laquelle nous irions errants et gesticulants, et tels seraient les révélations spéciales de quelques  sages de tous les âges, et ce n’est pas autre chose, et bien plus encore, que réitère chaque veilleur à sa façon particulière.

    L’intranquillité ne serait-elle pas qu’une pose esthète, se demande cependant l’un d’eux, et les anges aussi n’ont-ils pas trop bon dos, ajoute l’incrédule, mais les veilleurs se reconnaissent bel et bien dans le murmure de Bernardo Soares suggérant tout et son contraire :

    « Je suis le faubourg d’une ville qui n’existe pas », écrit-il ainsi dans Le Livre de l’intranquillité, «le commentaire prolixe d’un livre que nul n’a jamais écrit. Je ne suis personne, personne. Je suis le personnage d’un roman qui reste à écrire, et je flotte, aérien, dispersé sans avoir été, sans que je me sois, moi, incarné ».

    Ou ceci de tout autre, de la même voix ou presque : «J’ai toujours trouvé qu’un beau corps et le rythme heureux d’une démarche juvénile étaient plus efficaces dans l’univers que tous les rêves qui existent en moi. C’est avec l’humeur joyeuse d’un homme déjà vieux par l’esprit que je suis parfois – sans jalousie ni désir – les couples de rencontre qui s’avancent, bras dessus, bras dessous, vers la conscience inconsciente de la jeunesse »…

    Cependant le dernier mot reviendrait ici au veilleur de Port-sommeil qui voit, comme personne ne la voit, sa voisine dans l’ascenseur.

    Cela relève de l’Apparition : la femme est seule dans la ville qui l’ignore avec ses deux filles dont la première est étoile qui a « quelque chose en elle de lumineux et de nocturne à la fois », et la seconde son satellite tournant « autour d’elle à la vitesse d’un oiseau », et le veilleur pressent une grande et longue amitié future entre elles, mais c’est à la mère, à la voix tellement sage quand elle parle à ses enfants, qu’il revient en la guettant les mardis soir qua d elle remonte sa lessive, la regardant du coin de l’œil dans l’ascenseur, penchée sur son panier de linge et qui ressemble en cet instant précis « à la statue muette de toutes les femmes du monde en train de lutter seconde par seconde pour quelque chose dont nous avons oublié le nom mais pas la signification au fond de notre mémoire »…

     

    Shakespeare en miroir.– L’ironie de « la vie » a voulu qu’il créchât, à un moment donné, rua da Gloria, et que sa gloire fût longtemps contenue dans une malle - à titre en somme virtuel -, et ce qu’il note sur un «fragment non daté» résonne alors, devant l’Océan shakespearien, comme une suite d’aveux mi-chair mi-poison où le portrait éclaté du Barde n’est en somme que la projection de son selfie à mine déconfite.

    « Il se dresse devant nous », écrit donc Fernando Antonio Nogueira Pessoa à propos de Shakespeare, « mélancolique, spirituel, quelquefois à demi fou, sans perdre jamais son contrôle du monde objectif, sachant toujours ce qu’il voulait, rêvant toujours de propos élevés et d’impossibles grandeurs et aboutissant toujours à des fins mesquines et à de bas triomphes ».      

    Et de conclure d’un ton doctement fatal : « La voilà, sa grande expérience de la vie ; car il n’est pas de grande expérience de la vie qui ne soit pas, somme toute, l’expérience calme de la désillusion ».

    Vous venez de vous repasser les trente-sept séquences tragi-comiques de l’Historia mundi signée par ce Shakespeare dont on ne sait à peu près rien à part l’essentiel, vous avez absorbé ce que vous avez pu de cette totalité dépassant de loin ce que pouvait en concevoir l’ «auteur» lui-même, et voilà qu’on vous parle grandeur refusée par les dieux, ou plus précisément, je n’en crois pas mes yeux,  impossible grandeur «aboutissant toujours à des fins mesquines et à de bas triomphes», mais vous avez lu pire évidemment sous la plume d’un Tolstoï excessivement barbu lançant comme ça que Shakespeare ne vaut pas une bonne paire de bottes quand la Russie a froid aux pieds.    

    « Il n’est rien d’autre que des lambeaux de lui-même », écrit encore l’homme aux 72 pseudos : « Son pouvoir créateur, la tension et l’oppression de la vie l’ont brisé en mille fragments ». Plus exactement : 37 pièces, une poignée de sonnets et quelques autographes plus ou moins avérés. Et alors, binoclard ?  

    Alors qu’on ne se méprenne: je ne daube point sur ce qui pourrait n’être qu’une mesquine Schadenfreuderevenant à dire que le génie n’est rien sans grandeur coulée dans le bronze des rois ou des dieux: ce n’est pas tout à fait ce qu’écrit Pessoa en plaçant, au-dessus de la « pression de la vie » et du « manque de volonté » (il parle évidemment pour lui), la «capacité pratique de Shakespeare» dont il se sait là encore manquer lui-même.   

    Je ne parlerai pas non plus de « dépit amoureux » à son propos mais plutôt, là encore, d’une espèce d’aveu, gorge serrée, de son propre génie inaccompli faute de cette «capacité pratique» qui serait la botte secrète  du Big Will ajoutée à ses qualités et ses défauts bien comptés le faisant « somme toute » l’égal de nous tous en général et le sien en particulier…

    Pessoa ne semble pas percevoir le noyau dur et doux du Big One que, pour ma part, je préfère appeler le Good Will pour cette «qualité du pardon» qu’a bien saisie et décrite un Peter Brook, préférant émietter le portrait jusqu’au truisme final de la désillusion :  « Ses propos chancelants, sa volonté incertaine ; ses émotions violentes et factices ; ses grandes pensées amorphes ; son intuition, la plus grande que jamais il y eut, qui voyait clair dans une pensée et s’exprimait comme si c’était celle-ci qui parlait, vivant la vie d’autrui jusqu’au sang et à la chair, et parlant même comme l’homme ne pourrait jamais le faire ; ses facultés d’observation, réunissant le tout dans un seul aspect primordial, sa capacité pratique née de la rapide compréhension des choses », et plus tard, ailleurs, la belle analyse butera sur la vie (encore elle !) dans une sorte de parodie existentielle « somme toute » touchante, d’Antinoüs à Ophelia…

     

    Saudade sui.– « Grandes sont ses tragédies », écrit-il encore à propos de Shakespeare, «aucune ne dépasse la tragédie de sa propre vie», et je l’entends là encore comme une lamento personnel qui ne se rapporte guère qu’à sa « propre vie » à lui dont le théâtre est un café littéraire ou une ergastule d’inquiétude où le tragique n’est peut-être que tristesse ou délectation morose, n’était le salut par le Quatuor & compagnie.

     « Quant à moi… l’amour est passé », écrit-il donc à son Ophélia le 29 novembre 1920, et c’est une sorte de lettre de vieil adolescent compassé dont l’invocation des « Maîtres qui ne consentent ni ne pardonnent » résonne de façon dilatoire plus que tragique, mais comme lui se gausse (un peu) de la comédie qu’il y a à ses yeux dans le solipsisme tragique du pauvre Amiel, je suis tenté de sourire sans pour autant ramener sa « tragédie » à un mal de cheveux, quoiqu’en diront ses commentateurs éplorés.

    Rions donc sous cape mais ne nous attardons pas à la table des moqueurs : la « petite Ophélia » est gentiment écartée au prétexte que le Destin du Poète relève d’une autre Loi dont elle n’a pas, la pauvre, once d’idée, et de fait «l’amour est passé», mais a-t-il jamais été plus qu’un flirt adorable de jardin d’enfants - et quel rapport avec l’autre Ophélie ?

    Est-il si tragique de manquer la vie, comme on le dirait d’un train ou d’un coche d’eau, et pourquoi la vie de Shakespeare serait-elle plus tragique que ses tragédies, moins comique que ses comédies ?

    Words, words, words: la réponse est dans la malle, ou plutôt elle est au ciel de la poésie où tout est transformé, le sexe conjuré ou sublimé par le chant de l’empereur Hadrien devant le corps d’Antinoüs noyé – « ô femme nue au corps de mâle,  telle une image humaine de Dieu »- et les hétéronymes se relayant pour moduler toutes les instances païennes (Alberto Caeiro), lyriques (Alvaro de Campos) ou philosophiques (Ricardo Reis)  de l’amour, où le tragique informera  bel et bien la littérature, ou plus exactement la poésie, à savoir la sensation vraie et le mot pour la dire, la descente pas à pas au tombeau avec le «petite fille» et l’adorable amant relevé des eaux du Nil - on se rappelle le thrène à la petite princesse égyptienne -, et c’est peut-être alors que les prénom d’Ophélia et d’Antinoüs scintilleront aux côtés de ceux de Béatrice et de Laure, dans l’effusion constellaire évoquée par les mots de Charles-Albert Cingria en son Pétrarque :   «Quand Rossignol tombe, un ver le perce et mange son cœur. Mais tout ce qu’il a chanté s’est duréfié en verbe de cristal dans les étoiles; et c’est cela qui, quand un cri de la terre est trop déchirant, choit, en fine poussière, sur le visage épanoui de ceux qui aiment»…

     

    L’innombrable solitaire.- Cet amour-là se défie de toute sentimentalité, et la poésie de Pessoa & Co est faite de tout et du contraire de tout sans donner dans le n’importe quoi.

    Un siècle s’est écoulé depuis l’emblématique Dada et la profusion des « ismes » de la première avant-garde sortie de la Fontaine de Marcel Duchamp, et c’est avec la distance requise que l’on sourit de constater que le plus constructiviste des poètes tirant des plans sur la comète Futur préfigure en somme la déconstruction dont le pionnicat pontifiant aura fait sa dogmatique compulsive, la fantaisie et le délire paramystique en moins, et sans la moindre candeur littéraire.

    Tandis que le MESSAGE reste énorme, folle utopie d’époque préludant au Retour des caravellesd’un psychiatre romancier revenu lui-même des carnages africains et fêté comme une star du foot – folle épopée lusitanienne dont le Quint empire a pu figurer l’universellle et splendide Chimère avant la mondialisation d’un peu tout et le décri subi par les bureaux de tabac, mais qui jettera la pierre au double naïf et désenchanté du Barde éternel ?

     

    Le réseau de Nobody. - Si l’on ne s’en  tient qu’au premier quadrige des hétéronymes, le chiffre de 40 commentateurs homologués naguère a passé de 400 à 4000 et la Toile retentit ce matin de 4 à 40 milliards d’opinions constituant désormais la jactance paracritique résonant au nom de PERSONNE.

    Les bons vieux colloques et autres congrès de spécialistes processionnant, fervents ou furieux, de lieux en lieux  réservés au Commentaire de l’Œuvre à proportion de ses propres potentilités extensives (on n’en aura jamais fini de se « faire la malle » était alors le refrain plein d’allant) s’éteindront peut-être avec les générations, mais le Trésor numérique fait figure de nouvelle boîte de Pandore ouverte à toute nouvelle folle fuite.

    « Ah ! ne pas être au monde et partout ! » fut une conclusion de l’Ode maritime, et le blason final de Message n’est, à nos yeux actuels, qu’une métaphore de passage tant le monde réel déborde «partout » et avec lui le Livre  virtuel à venir. Le Livre plus fort que Facebook ? Et comment ne pas en douter dans l’élan jamais retombé d’une enfance géniale « avant l’âge » ?

     

    Un monde à lire et partout. – Que Fernando Pessoa fût cinq empires à lui seul, du vitaliste lyrique Alvaro de Campos à Bernardo Soares le nihiliste, en passant par le néoclassique Ricardo Reis ou leur maître Alberto Caeiro gardeur de troupeaux et vigile de la sensation première, avant ou après Pessoa l’obscur employé aussi minable que son pair Kafka, n’empêchera pas le Lecteur androgyne, peut-être même androïde idéal, de rencontrer une seule et unique personne : un enfant génial ai-je dit, ou peut-être une jeune femme larguée par un littérateur pariant sur son Destin présent et futur, un tenancier de kiosque poussiéreux de l’Alfama, un Ariel skater ou un Prospero de banlieue galactique, que sais-je ?

    Je ne sais rien : j’ouvre la malle dont l’effluve est d’un galetas merveilleux, d’une maison dans l’arbre, d’un repaire où Mouchette s’abrite du vent noir du cyclone, et c’est ainsi que je suis « au monde et partout »…

    (À la maison bleue, ce 17 février 2020.)